1999 : un mois de février noir – 2e partie

Histoire(s) Mauricienne(s), en collaboration avec l’Atelier Littéraire, évoque les émeutes de février 1999, 21 ans après, à travers un ouvrage intitulé Février Noir, chronique de ces événements dramatiques.
Publié en 2000, Février Noir raconte les émeutes de 1999, depuis le décès en prison du chanteur Kaya, jusqu’aux événements de Goodlands et Triolet en passant par les affrontements entre policiers et émeutiers à Roche-Bois et les pillages. 
Il est midi, un mercredi 24 février.  Le petit stade de Roche-Bois, un terrain de football sommairement aménagé, à quelques pas des immenses entrepôts du port franc de Port-Louis, est terrassé par la chaleur de l’été tropical… 

Au fond du stade, un podium.  Sur le podium, un cercueil en verre.  Plusieurs centaines de personnes font la queue sur la pelouse desséchée, piétinant dans la poussière rouge.  Ils viennent se recueillir devant le corps de Joseph Réginald Topize, un chanteur populaire mort en prison, quelques jours auparavant.  Abritées sous des ombrelles, des familles entières, hommes, femmes et enfants sont venues rendre un dernier hommage à celui qu’ils connaissaient tous sous le nom de Kaya, l’enfant de Roche-Bois.  Les funérailles sont dignes de celles d’un roi Rasta: oriflammes rouge-jaune-vert, musique à fond la sono.  No, Woman, no cry…  Kaya ne voulait pas de pleurs à son enterrement.  Le petit peuple de la cité ouvrière déambule lentement devant le corps.
Dans le cercueil, le chanteur est figé pour l’éternité, sa guitare sur le ventre.  Sur le podium, des membres de la famille, un groupe de fidèles, des journalistes…  Sous le podium, à l’abri du soleil, un petit groupe fait résonner des percussions.  Reynald, le frère aîné, est majestueux dans une immense tunique bleue.  Des nattes énormes lui tombent dans le dos.  Armé d’un saxophone, les yeux rougis, le regard vide, il n’a pas fermé l’oeil de la nuit.  Une nuit de veille.  Il doit avoir la tête pleine des images de son petit frère.  Les amis de Kaya sont discrets derrière leurs lunettes noires.
“Pas tardé, sil vou ple less la plas pu lé zot…  Pa mont tro buku dimunn lor podium, sil vu ple”, ne cesse de répéter un petit Rasta à la voix aïgue, aux dizaines de personnes qui se bousculent devant le cercueil.  Une jeune femme maigre et coiffée d’un bonnet, brandit soudain une énorme cigarette, qu’elle était en train de rouler patiemment, dans un coin.  Debout sur le podium elle crie à la foule:  “Lalit pu kontinié!!  Kaya vivan”.  Acclamations spontanées de la moitié du public, des jeunes massés devant le podium, comme s’ils assistaient à un dernier concert.  Simin Lalimière, Ras Couyon, Racin pe brile, toutes les chansons de Kaya sont reprises des dizaines de fois depuis l’aube.
Vers 14h, un cardinal et un prêtre montent sur le podium.  Jean Margéot, le vieux prélat et Henri Souchon, l’abbé “à la grande gueule”, sont auprès du corps de Kaya.  Dalida Topize, la femme de Kaya, vêtue de blanc, une rose à la main, est auprès d’eux.  Ils font une brève prière, en silence.  Puis l’abbé Souchon lève les bras au ciel et de sa voix de stentor clame le nom du chanteur.  La foule reprend en choeur.  Tout de suite après, un grand jeune homme aux lunettes noires, lit un message, au micro.  Le message est de Dalida Topize.  Emue aux larmes, prostrée, elle ne peut plus parler.  Les mots, eux, sont clairs: “attitude policière inacceptable”, “manque d’autorité du premier ministre et ministre de l’Intérieur” ou encore “ceux qui profitent de la mort de Kaya pour commettre des dérapages, la violence n’est pas une solution” mais surtout “il faut la paix pour connaître la vérité”.  La vérité…
Le message de Dalida Topize traduit bien la souffrance d’une famille en état de choc mais aussi celle d’un peuple opprimé par les injustices, un peuple en colère, que la mort de Kaya a poussé dans la rue.  Deux jours durant lesquels Roche-Bois, puis Sainte-Croix, Cassis, Baie-du-Tombeau ont tour à tour pris feu.  Pourquoi ce chanteur si populaire, si doux, est-il mort en cellule, lui qui chantait la paix et l’harmonie?  Parce qu’il militait pour la dépénalisation du cannabis?  A vrai dire, ce mercredi 24 février personne ne le sait vraiment.  Tout ce qui compte c’est ce sentiment d’injustice qui ronge une bonne partie de la population de l’île Maurice depuis…  Depuis longtemps déjà, trop longtemps au goût de ceux qui ont laissé exploser leur rancoeur.
Extrait de Février Noir, de Thierry Chateau 
Cet ouvrage est disponible à l’Atelier Littéraire, 12 rue Saint-Louis, Port-Louis – Tel. 2082915

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