2024, année électorale (V) – Les mauvaises habitudes

Par Thierry Chateau

Les prochaines échéances électorales décideront de l’avenir de notre petit pays. Le vote sera essentiel, mais avons-nous tiré les leçons de nos erreurs passées, serons-nous capables de faire les choix qui s’imposent ?

La lutte pour la représentation politique, la participation à l’administration de la vie publique et les droits des citoyens a duré des décennies. Depuis Rémy Ollier jusqu’aux militants des 70’s en passant par les Travaillistes des années 40, et même à un certain Mohandas Karamchand Gandhi qui fit un passage éclair dans l’île au début du 20e siècle, des hommes et quelques femmes eurent une influence parfois fulgurante, souvent déterminante, sur la vie politique de Maurice.

1. Colonialisme, décolonisation, oligarchies

On l’a vu le colonialisme a été marqué par l’esclavage et ses effets pervers sur la vie politique et sociale. Le suffrage universel obtenu, l’indépendance acquise, il restait au peuple à s’émanciper dans la foulée de ce qui se passait dans les grandes démocraties du monde… Il y aura émancipation mais elle ne sera jamais ce que les militants des années 70 avaient rêvé qu’elle fût. Depuis, même si les Mauriciens ont élevé leur niveau de vie, d’éducation, si les activités économiques si le pays est en passe de faire son entrée dans la catégorie des pays à hauts revenus, les inégalités demeurent Au risque de déplaire aux bien-pensants, outre les hommes d’actions, il y a eu tout au long de notre histoire et jusqu’à tout récemment, des  hommes de réaction.

Je qualifierais ainsi tous ceux qui se sont employés, dans l’ombre ou ouvertement, à accentuer les déséquilibres dans un savant jeu de pouvoir afin  de maintenir leur emprise sur le pouvoir. Economique ou politique. Ou les deux et de plus en plus. Ils ont bénéficié de l’appui de groupes, les lobbys, dès l’époque esclavagiste pour freiner le progrès et défendre leurs intérêts économiques et sociaux. Ils se sont appuyés sur l’administration ou pouvoirs publics, les lois, la Constitution… Pendant l’administration britannique l’organisation de la vie publique est restée figée durant de longues périodes, depuis la prise de l’île en 1810 jusque dans les années 1880, notamment, avant que l’administration ne daigne changer les lois, s’étalant sur 60 ou 70 ans (pour rappel, nous n’avons pas encore fêté 60 ans d’indépendance…)

A la vieille oligarchie ultra minoritaire, restreinte et super privilégiée issue de l’époque coloniale dominatrice, ségrégationniste, opportuniste a succédé un régime politique dans lequel le pouvoir appartient à une classe restreinte et privilégiée. Ce groupe, issue des groupes les plus importants en nombre et qui a émergé dans la mouvance de l’indépendance qui a su s’enrichir, étendre ses privilèges en assurant son emprise  sur les arcanes de l’Etat. Et surtout qui veut maintenir sa position à travers le jeu de pouvoir politique et des élections successives.

Entre l’ancienne oligarchie coloniale qui détient toujours une large partie du pouvoir économique et une nouvelle oligarchie d’Etat qui a la mainmise sur le pouvoir politique, il n’y a qu’un pas. La roue de la fortune tourne et il est temps de le reconnaître. On ne peut pas pérenniser un système oligarchique. Et surtout ne pas faire en sorte qu’il y ait un nouveau cycle oligarchique, lorsque les rapports de force changeront, notamment sous la pression démographique.

Si le vote doit permettre de changer le système, il doit être intelligent et utile. Il doit s’appuyer sur des valeurs universelles et non pas sectaires. Autrement dit, il est important de reconnaître, dans un état des lieux sans complaisance – et indépendamment que ce que pourraient en dire nos amis du monde qui nous aiment tant -, que Maurice est un pays fractionné qui pratique le « vivre-ensemble » par défaut. Tout sépare les Mauriciens des différentes communautés : moyens financiers, religions, mais surtout culture, éducation et traditions.

2. Culture, tradition, éducation, ségrégation

Petit pays formidable, nous l’avons façonné, modelé tous ensemble, mais chacun à sa façon, selon son modèle. Et cela se voit dans le paysage, si tant est que l’on soit un tant soit peu perspicace. L’île Maurice n’est pas vue, vécue de la même façon et selon les mêmes valeurs si l’on a des origines/une appartenance, hindoue, catholique, musulmane ou si l’on est « Blanc, Malbar, Créole, Lascar, Chinois »*…

Avec le passé que nous avons, l’Histoire dont nous avons hérité, la culture mauricienne devrait être métisse, or elle est seulement pluriculturelle. Elément essentiel de cette culture, l’éducation, au départ française mais surtout coloniale et réfractaire – puisque elle a toujours échappé aux modèles comme l’avaient décrié de St Pierre et sa dénonciation  de l’esclavagisme ou Poivre qui vilipendait l’indiscipline des habitants – suivit un modèle résolument rigoriste.

Les Anglais, pour pouvoir régner, ont su accepter les us et coutumes, tout en agissant lentement mais surement sur le modèle esclavagiste, dans la première partie de l’administration et en finissant par adapter un modèle auquel les habitants d’origine française finirent par s’identifier. Dans la deuxième partie de cette administration  britannique, il en fut de même avec les Mauriciens d’origine indienne qui purent et surent adroitement s’adapter eux aussi. Seuls les descendants d’esclaves furent proprement (si l’on peut oser cette expression) laissés sur le bord de la route. Culture et tradition se mirent ainsi en place au fil des décennies en empruntant les éléments hérités des trois continents et en les adaptant au contexte tropical, ilien, créole – ce dernier terme est à prendre dans son sens littéral et non pas dans la déformation que les Mauriciens en ont fait par la suite. Ainsi, gastronomie, croyances, coutumes, mode, divertissement se mirent à la sauce locale. Avec une montagne d’exception et une ignorance de la réalité créole, métisse

3. Culture des affaires, privilèges et passe-droit

Et s’il est un aspect de ces traditions mauriciennes dont on parle moins c’est bien la culture des affaires. Celle-ci est déterminée par l’opportunisme et le clientélisme qui ont pris naissance il y a belle lurette, depuis l’époque des premiers marchands au 18e puis avec les planteurs au 19e et enfin au 20e au gré des booms sucriers.

Un business model bâti sur l’opportunisme, l’exploitation et les privilèges. Dans lequel la moralité n’a pas toujours eu le dernier mot. N’oublions pas que l’Isle de France de la fin du 18e n’était pas la société la plus vertueuse du royaume. Port-Louis était un lupanar, les armateurs s’enrichissaient des prises des corsaires, qui commettaient des actes de piraterie avec l’autorisation  de leur gouvernement… Les « captures » enrichissaient la colonie et personne n’y voyait rien à redire. Plus tard, dans le monde sucrier, le rachat de propriétés en faillite par de riches opportunistes a fait le bonheur de certaines familles mais le malheur de quelques autres…

Par ailleurs, il faut reconnaître aujourd’hui que les sociétés mauriciennes « traditionnelles », à cause de leur structure éminemment familiale, ont pratiqué l’abus de bien sociaux avant l’heure. L’abus de bien sociaux consiste dans le fait, pour certains dirigeants de sociétés commerciales, de faire des biens de la société un usage personnel même si celui-ci est contraire à l’intérêt général. Les membres de l’oligarchie jouissaient de privilèges auxquels leur situation en haut de la hiérarchie sociale leur donnait accès.

D’autre part, si le colonialisme a été caractérisé par les privilèges, l’ère post coloniale s’est ouverte avec une tentative de rééquilibrage égalitaire aux plans économiques et sociaux traduite dans des initiatives diverses et variées, d’abord politique et sociales, puis entrepreneuriales, qui ont produit des effets minimes ou mitigés.

La moralité publique reste fragile malgré tous les indices de bonne gouvernance distribués benoîtement par des instituts internationaux bien-pensants. Un ordre nouveau post indépendance s’est mis en  place avec un système de favoritisme plus pernicieux qui n’a rien à voir avec celui, pur et dur, de l’ère colonial. Il est l’héritage des pratiques de la période coloniale qui ont laissé des séquelles et sous des dehors très stricts se cachent les mêmes mauvaises habitudes, plus subtiles. A l’île Maurice on arrive toujours à s’arranger pour tout (transactions, démarches, promotions, infractions) Sous la table… Les mauvaises habitudes sont devenues pratique courante, même si elles restaient inavouables. Elles sont tellement répandues qu’elles font partie de la vie mauricienne. Le passe-droit est devenu la norme. Pourvu qu’il soit revêtu d’un costume et d’une cravate. Ainsi, lorsqu’on parle des racines de la corruption à Maurice il y a une question qu’il faut poser : pour qu’il y ait des corrompus ne faut-il pas y avoir des corrupteurs ?

Voilà ce qu’il faudrait changer, à la lecture du passé. De façon radicale, dans nos mœurs. Il s’agit de le reconnaître. Voilà aussi ce à quoi pourrait servir une échéance électorale. Voilà ce à quoi pourraient servir nos votes. A entériner ce type de changement. Nos choix politiques déterminent nos choix de vie. Et vice versa. Tout est lié. Citoyens d’un même pays, nous sommes liés les uns aux autres, que nous le voulions ou pas.

* Je tiens à préciser ici que j’emploie volontairement les définitions que nous-mêmes Mauriciens nous nous donnons les uns aux autres, mais qui appartiennent plutôt à l’expression orale, populaire, rarement à l’expression écrite, « convenable », et que cela n’est pas fait dans le but de heurter des sensibilités.

À suivre …

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