Histoire(s) Mauricienne(s) vous propose de découvrir les articles de Malcolm de Chazal. En marge de la Saint Valentin, l’écrivain s’interroge sur l’amour.
Les romans, le théâtre, la poésie sentimentale ont élevé l’amour à l’état d’une fiche. Tout ça a été classé. On vous tire l’amour comme une médecine hors d’une fiole, et on vous dit : « Voici ce qu’il vous faut. » Les « stars », les « pin-up » et les grands costauds du cinéma s’en abreuvent. Ils cherchent ici l’expérience. L’amour est curiosité, qui est mis au rang de l’opium, du haschish, du peyotl et de tous les excitants.
Ainsi, l’amour se paie au poids, au volume, à l’heure, à la distance, comme les substances, car l’amour ici se compte, c’est un marché. Cet amour, les animaux mêmes n’en voudraient pas. Or, tel est l’amour bourgeois : une comptabilité d’instincts, monnayable en plaisirs catalogués. L’homme marche vers les caresses-machines. Le robot-amour, on le voit dans les palaces, les dancings. L’amour a été « américanisé ». Voronoff est dépassé. Comme on est loin de ces temps où les empires étaient ébranlés par un seul regard ! Et lorsque telle vibration d’âme mettait en pièces de titanesques États ! Tout cela a été remplacé par l’inhumain : on tombe amoureux de la girl de la T. V., un abstrait. Bientôt, on se donnera des baisers-chocs par radio. L’amour est devenu machine. Et c’est le signe de la fin des temps
Un sens nouveau de l’amour
Et à côté, un sens nouveau de l’amour naît, de nouvelles religions d’amour paraissent : on aime des objets, à en perdre le souffle. Aimer le football, c’est aimer un ballon qui fuit et qui revient comme un fou. On n’aime plus le poisson, mais le canot. On n’aime pas le paysage, mais la route. On n’aime pas la mer, mais l’auto qui nous y porte. On adore autant la bouteille que le whisky : c’est un déplacement de totem. Et la femme n’aimera le corps de son mari qu’à travers sa robe, qui représente son moi glorifié. On aime tellement les maisons en béton, qu’on en est arrivé à oublier les gens qui y sont. Il y a un déplacement d’amour vers la chose. La chose est vie. Vive l’artificiel, et à bas la vie ! Satan est le Robot. Nous marchons vers Satan.
J’ai remarqué dernièrement qu’en m’achetant deux cravates-papillon, rouge et bleue, j’avais plus fait pour ma gloire à Maurice qu’en écrivant mon dernier livre. Enfin, j’ai une apparence ; avant je n’étais pas. On s’est beaucoup plus occupé de moi depuis quelque temps, à cause de mes cravates. Je comprends que les rois et les généraux s’habillent de rouge ! Et je sais que j’existe vraiment, quand je suis dans les belles autos de mes amis. « Si j’étais roi… »
L’artificiel nous a donné des couleurs vives, que nos teintures naturelles n’ont pas. Plus on marche vers le médiocre et l’absurde, plus les choses reluisent. Ô l’idiot cacatoès !
Et l’amour est cacatoès. Toutes les femmes ont les mêmes répliques devant l’émotion, sauf les excellentes qui connaissent le silence-amour. On bâille avec beaucoup de bruit. Qui s’ennuie sans bruit ? L’animal le plus bête est le chien, parce qu’il aboie à tout moment. Si on fait tant de tapage autour des mariages, c’est parce que c’est idiot. Ève et Adam n’adressèrent pas des cartes d’invitation. Tout ce qui est grand est silence et simplicité : telle la lumière, qui seule de toutes choses, ne fait pas de bruit.
Amour, où es-tu ? Au faîte du Golgotha, où le silence était vivant. Les apôtres bavardèrent, le Christ parla… au-delà des mots. C’était ça l’amour, l’in-dit vivant. Univers, tu n’es rien auprès d’un des silences du Maître. Car seul ce qui ne parle plus est Amour, le Verbe est silence vivant : ce qui parle alors, c’est la compréhension, qui est sans phrases.
La vraie réalité
J’écrivais, en France, à un journal qui me demandait une interview : « J’écris au-delà des mots, je n’ai jamais connu qu’une seule grammaire : mon cœur dépouillé de tout amour. Ce qui est amour au-delà de l’amour est le vrai amour. Je ne connais pas d’autre sens du Verbe. »
Et je me lasse de dire : il ne faut pas aimer la femme, mais l’amour. Pour un poète, la femme, c’est son oeuvre. Nulle déception ici, mais éclatement de joie. C’est l’irréfini qui donne le vrai infini, où Dieu est ce qui me fait dans mon âme et qui est mon âme elle-même, exprimée expression de sa Personne.
Mon oeuvre est divine, mais elle est au-delà de mon oeuvre, dans cette incandescence exprimée, et qui n’est plus moi-même, et qui me permet d’adorer Dieu au-delà de mon être dissous. Tu es dans Dieu, ami, quand tu as cessé d’exister pour toi, et ce qui te fait monter, alors, c’est ton propre être incréé.
Amour, enfin je te retrouve. Mais qui es-tu ? Tu es Dieu.
Comme nous sommes loin ici du panthéisme d’un Spinoza, et dans la vraie Réalité !
Poésie, tu n’es pas encore née. Quand tu seras née, tu remplaceras tout. L’intelligence cessera, et l’intuition sera reine, elle qui est amour. Car comprendre, c’est aimer. Et que vient faire ici l’intelligence, sauf pour une fausse connaissance ?
Amour, où es-tu ? Et que viennent faire la femme et l’homme ici : vases de reproduction ? Pour moi, ce sont des signes, signifiant et indiquant un dépassement. Le sens de vivre ne peut qu’être au-delà de la vie, et l’amour véritable se trouve au-delà de l’amour.
Quand j’œuvre, j’aime, je vis une vie d’amour. La femme ne saurait toujours être pour le poète qu’un pentacle : tout est au-delà des êtres, comme les bornes ne font pas la route, mais l’indiquent.
Amour, où es-tu ? Je le sais, Amour, tu es la Connaissance Vivante.
Curiosité, ô Amour, Expérience, ô Plaisir, Volupté, ô mort vivante, tu ne seras toujours que le miroir du moi. Narcisse, je rejette ton visage.
Pygmalion, viens, tu es le Signe, et tu es le Poète.
Article paru dans Le Mauricien du 23 Avril 1954