Dans Hier encore, souvenirs et anecdotes, Karl Mülnier dresse le portrait d’une île Maurice désuète mais dont les images restent obstinément présentes à nos mémoires.
C’était pendant les années trente. Mon grand-père avait alors un « campement » à Grand-Gaube. Il se trouvait là où s’achève la route droite qui va de l’église à la plage. Là où elle fait un angle droit. À l’horizon, sont rangés d’ouest en est le Coin de mire, l’île Plate et l’île Ronde. Il y a des pâtés de roches à droite et à gauche mais entre eux la plage est immaculée, le sable est fin. Les brisants sont éloignés et le lagon étincelant. Le soleil se lève là, à droite de l’île Ronde et se couche à la pointe du cimetière. La lune fait de même et je garde le souvenir de clairs de lune éblouissants. C’est un coin d’une exceptionnelle beauté.
Le campement était très rudimentaire, bien de son époque. Les bordées étaient faites de panneaux de ravenale, montés sur du bamboo fendu, la toiture de chaume, le sol était en maçonnerie, et le tout était supporté par des rondins de filao. Il n’y avait pas de vitres, les fenêtres restaient ouvertes jour et nuit, et on dormait sous des moustiquaires. Ce campement se fermait par des battants en bois, seulement quand le campement était inoccupé. Seule la petite cuisine était en tôle et isolée, par crainte du feu, et reliée au campement par une maçonnerie d’environ deux mètres de long.
Tous les ans pendant la saison fraîche, avec Grand-père et toute sa famille, nous allions passer à Grand-Gaube le temps des vacances scolaires, de mi-juillet à fin-août. L’hiver était alors la seule saison où l’on pouvait séjourner sur la côte à Maurice, sans courir le risque quasi certain d’attraper la « malaria » ou paludisme.
La veille du départ, tous les petits-enfants de Grand-père se rassemblaient chez lui à Rose-Hill, 1, rue Malartic, dans la « grande maison » ou le « pavillon » ou chez nous à côté et y passaient la nuit. Le lendemain matin commençait l’effervescence : le grand rassemblement avait lieu sous la varangue de Grand-père avec armes et bagages. Chacun portait son sac d’école, où les vêtements pour la saison et différents accessoires avaient pris la place des livres.
Nous attendions, allant et venant, autour et alentour, ou assis sous la véranda, qu’arrive enfin le tapis volant qui devait nous transporter au lieu de nos rêves. Il y avait en tout pas moins de vingt personnes. D’abord une demi douzaine d’adultes membres de la famille, et autant de serviteurs, dont on n’aurait su en aucun cas se passer, tous plus ou moins calmes, et très occupés à organiser et à maintenir l’ordre. Puis une douzaine, au moins, de petits enfants et quelques amis en bas âge et jeunes adolescents, tous très excités et en veine de s’amuser.
Sur le sol de la varangue, des marches du perron, et à même la terre étaient amoncelé tout ce qui allait servir pendant six semaines. Soit : la literie pour toute la maisonnée, les serviettes, la lessive, les fers à repasser, la vaisselle, la batterie de cuisine jusqu’au moindre détail, et toutes sortes de chose utiles ou agréables, différentes provisions, probablement, difficiles à trouver ailleurs, une grosse potiche en grès pleine d’achards de légumes préparés à l’avance.
S’entassaient aussi, pêle-mêle, les valises personnelles avec vêtements, maillots de bain, peignes, brosses à dents et que sais-je encore. Il fallait tout prévoir. En effet, une visite à Rose-Hill pendant ces vacances était hors de question, car aucun membre de la famille ne possédait un véhicule individuel quelconque. Ces préparatifs devaient durer des heures et exiger beaucoup de labeur. Tante Andrée dirigeait les opérations avec efficacité et autorité. Elle était le cerveau de toute l’opération. C’était un autre temps, un autre monde. Un monde auquel j’ai appartenu.
À ce moment précis de l’histoire, comme tout ce petit monde, j’attendais la même chose. Nous l’attendions tous avec la même impatience, c’était l’arrivée de notre transporteur, le Camion de Canabady ainsi nommé par nous du nom de son propriétaire un homme d’affaires de Port-Louis.
Grand-père travaillait, à cette époque, au bureau de la Compagnie sucrière de St Antoine à Port-Louis dont il gérait les relations avec les fournisseurs en tous genres de la capitale.
La firme Canabady en faisait partie,et le responsable, par gentillesse mettait gratuitement à sa disposition un camion pour transporter toute notre troupe avec armes et bagages de Rose-Hill à Grand-Gaube pour la saison.
L’on ne pourrait aujourd’hui s’imaginer un pareil véhicule. C’était à proprement parler, un vrai Dinosaure. Il était gigantesque. La « caisse » avait au moins quinze mètres de long par cinq de large. Il était mû par un énorme moteur, que je ne saurais décrire, qui arrivait tout juste à le traîner à, tout au plus, dix miles à l’heure. Il faisait en plus un bruit assourdissant et libérait une épaisse fumée. De plus, les roues n’étaient pas pneumatiques. Elles étaient revêtues d’une épaisse couche d’un matériau solide très délabré qui ressemblait, de loin, à ce qui pourrait être du caoutchouc, qui assurait tant bien que mal le contact avec la route sans absorber le moindre choc.
Le voyage durait de nombreuses heures. L’excitation passait vite. On s’asseyait tant bien que mal sur le sol ou sur les bagages. Puis pendant que le géant se traînait au pas d’escargot, on passait le temps à regarder autout de soi, à voir défiler le paysage. Ou alors on s’endormait finalement.
Tante Andrée maintenait l’ordre : pas de disputes ni d’échanges avec les gens de la rue. Défense de se mettre debout ou de se pencher. Se déplacer seulement à quatre pattes. Sécurité oblige, gare à ne pas tomber pardessus bord !
Nous faisions en somme, haut perchés que nous étions, à cinq mètres au-dessus du niveau de la route, dans la caisse du camion, une magnifique promenade dans la nature.
Tout se passait bien en fin de compte. Après Port-Louis c’était les plaines du nord, les villages, le jardin des Pamplemousses qui marquait la fin d’une étape. On « sentait » déjà la mer au loin. Et puis venait la dernière ligne droite qui commençait à Goodlands.
Alors, au fur et à mesure que nous approchions du but nous nous levions, à demi, pour fixer cette route qui défilait et bientôt apparaissait, au fond en arrière plan, cette vista unique avec sa grosse tache bleue au milieu : c’était la mer ! Moment inoubliable, pas de doute, c’était Grand-Gaube. Tout le petit monde riait, acclamait, c’était la joie, l’espoir. Toute discipline était abolie. L’extase commençait.
Pendant un mois nous allions vivre une autre vie, on se coucherait et se lèverait avec le soleil pour assister au spectacle des pirogues de pêcheurs sortant de la rade et s’éparpillant dans le vaste lagon et puis plus tard revenir.
On prenait le thé à l’aube dans de gros bols en porcelaine et puis on allait en promenade. L’endroit était sauvage, il y avait plein d’excursions à faire, le long de la plage, ou dans l’arrière pays. On y allait, toujours en groupe, joyeusement, on passait de bons moments. Dès le premier jour, les chaussures disparaissaient et on marchait partout, dans la rue ou les bois aux alentours, à la messe, à pieds nus et sans jamais se blesser.
Il y avait aux environs, encore intacts à l’époque, un petit cratère et une large falaise d’au moins dix mètres de haut et, non loin du Canal Vacoas, de belles Orgues basaltiques jusque sur la plage.
Un beau trésor géologique, témoin du passé de l’île.
Après le déjeuner traditionnel de riz et de poisson vers dix heures, il fallait attendre deux heures pour le bain de mer. Le cher bain de mer, là devant le campement, dans les petites eaux en toute sécurité, durant des heures.
Ainsi passait le temps tranquillement sans histoires et le mois d’août s’écoulait et le deux septembre c’était la rentrée. Nous remettions nos chaussures. Le camion de Canabady se chargeait de nous rapatrier sans tambour ni trompettes.
Le temps s’était refermé sur lui-même. C’est la vie.
Extrait de Hier encore, souvenirs et anecdotes de Karl Mülnier