Le dernier voyage du Saint-Géran

Le Saint-Géran, navire de la Compagnie des Indes orientales, fit naufrage en 1744 au large de Maurice. Il y avait à son bord plus de 200 hommes et femmes qui retournaient au pays, ainsi qu’un contingent d’esclaves pris en cours de route. Événement marquant pour la colonie à l’époque, ce naufrage a inspiré l’histoire de Paul et Virginie, dans laquelle Virginie meurt par noyade. Dans le roman l’auteur, Bernardin de Saint-Pierre, le fait couler un 25 décembre, soir de tempête. Or, il sombra dans la nuit du 17 au 18 août, par une nuit calme, au large de l’île d’Ambre, en face du village de Poudre d’Or où un monument, érigé en 1944, commémore l’événement.

Pourtant, à son départ de France, rien ne laissait présager un tel drame… Lorsqu’il quitte Lorient, le 24 mars 1744, le Saint-Géran a fière allure. Construit en 1736, le navire de 600 tonneaux a déjà plusieurs traversées à son actif. Il est commandé par le capitaine Delamarre qui a une vingtaine d’années d’expérience de la navigation océanique. C’est la deuxième fois seulement qu’il va afftonter l’Océan Indien mais il connait bien l’Atlantique. Proche de l’âge de la retraite, le vieux capitaine a aussi sous ses ordres des marins expérimentés, une trentaine d’officiers et de sous-officiers ainsi que 90 matelots et 19 mousses.
Parmi les passagers, on retrouve des habitants de l’Isle de France (Maurice) et de l’Île Bourbon (La Réunion). Il y a l’ingénieur Belval et sa jeune pupille Jeanne Nézet, le commerçant Péan, des demoiselles créoles des deux îles, Mlle Malet et Mlle Caillou, ainsi que MM. Grayle, Guigné, de Villarmoy, Jean Guinche, menuisier à Neuillac et plusieurs domestiques. Parmi les passagers on note la présence d’un certain Jean Dromat, de Saumur, qui se définit comme commandeur d’esclaves, en partance pour Bourbon.
Faisant route au sud-ouest le Saint-Géran, s’élance sur l’Atlantique, cap sur le Sénégal et l’île de Gorée qu’il aborde après 25 jours d’une belle navigation sans encombre. A Gorée, le navire embarque 30 esclaves, plus d’hommes que de femmes et poursuit, sans perdre de temps, sa route vers l’équateur.
A partir du mois de mai, les conditions à bord deviennent plus difficiles. Des jours entiers de calme plat ralentissent la marche du navire. La chaleur devient  insoutenable. L’eau croupit dangereusement rendant l’équipage malade. Bientôt le scorbut fait son apparition et fait ses premières victimes. Et l’Isle de France est encore loin…
Ceux qui prennent leurs repas dans la cabine du capitaine ne souffrent pas trop de la traversée. Ce sont principalement les officiers et les passagers. Dans l’entrepont et dans la cale, c’est une autre histoire. Le mèdecin du bord a fort à faire, mais c’est le lot de chaque traversée. Et quand, enfin, le navire double le Cap de Bonne Espérance tout le monde peut pousser un ouf! de soulagement. Sous l’influence des vents d’ouest, les voiles se gonflent à nouveau. Le Saint-Géran bondit à la rencontre de la Mer des Indes.
Dans l’océan Indien, le navire file plein nord afin de tirer profit des vents dominants. Il remonte le plus loin possible vers l’équateur. Mais s’il marche bien, l’équipage est lui, en revanche très mal en point. Le scorbut a fait 10 morts et 100 malades. Le Saint-Géran qui avait pour instruction de la Compagnie de revenir en France dès le débarquement terminé à l’Isle de France, voit sa mission déjà compromise. Impossible de revenir dans les temps dans de telles conditions. A bord, la tristesse règne. Heureusement pour eux, les passagers se portent bien. Les demoiselles Mallet et Caillou se font même discrètement courtiser par les officiers.
A la mi-août, l’île Rodrigues apparaît enfin à l’horizon. C’est le signe que le voyage touche à sa fin et qu’il faut aussi changer de cap. Le Saint-Géran infléchit sa route plein ouest en décrivant une large courbe sur le bleu de l’océan et file vers l’Isle de France.
A 4h de l’après midi, le 17 août 1744, l’île Ronde apparaît. Ce dôme rocheux s’élevant au dessus des flots est le signe que tous les marins attendent. Derrière lui, se cache l’île principale dans la lumière du soleil couchant. Plus que les îlots du nord à doubler et ce sera enfin l’entrée vers le Port-Louis et ses eaux calmes. La nuit tombe et le capitaine Delamarre qui ne connaît pas bien les parages hésite sur la marche à suivre.  Alors que le bosseman Ambroise, un Breton de Port-Louis, propose de mouiller à l’abri de la Baie du Tombeau, Mallès, le premier officier et Lair, le second lieutenant, sont partisans de passer la nuit au large. Delamarre s’en remet à l’avis de ses officiers, scellant le sort du navire.
Pendant une bonne partie de la nuit le Saint-Géran marche tranquillement au large des côtes nord-est. Le temps est beau, la mer est calme et les hommes de quart assurent les manoeuvres sous les ordres de Mallès. Mais si le rivage est éloigné, les récifs, eux sont tout proches. Et, soudain un grand craquement. La quille vient de toucher et, dans le choc, le gouvernail du navire a cédé. Il est stoppé net et se retrouve bientôt pris dans les lames puissantes des brisants qui le couchent de travers. Pour donner l’alarme, le capitaine ordonne de faire sonner la grosse cloche de bronze du gaillard d’avant. Aussitôt, la plupart des hommes sont sur le pont.
Il est 3h du matin, le 18 août, le Saint-Géran est en train de sombrer… Sur le pont, c’est la panique. Sous le pont, l’eau s’engouffre partout, des malades sont déjà morts noyés. Dans la nuit, tout n’est que confusion. Les manoeuvres d’évacuation sont rendues difficiles par le pont glissant. Impossible de mettre les canots à la mer. Ils sont happés par l’écume rugissante des brisants. Bientôt l’avant cède. Puis c’est au tour du grand mât qui entraine dans sa chute le mât d’artimon. Les survivants s’agrippent comme ils peuvent aux restes du navire qui se démembre lentement sous les coups de boutoir de la houle.
Au lever du jour, des hommes tentent de fabriquer un radeau de fortune mais ils sont trop nombreux à vouloir y embarquer et se noient dans les flots bouillonnnants. D’autres s’accrochent à des morceaux de bois. Le capitaine Delamarre refuse de se débarasser de ses vêtements pesants avant de se jeter à l’eau sur une planche. Il est bientôt happé par une déferlante.
Sur ce qui reste du navire deux officiers sont encore vivants, en compagnie des jeunes demoiselles créoles. Celles-ci n’arrivent pas à se decider à se jeter à l’eau… Bientôt, la coque se disloque et disparaît tout à fait, entrainant par le fond les malheureuses jeunes filles et leurs compagnons. Sur l’île d’Ambre tout proche, quelques rescapés assistent impuissants à la disparition du Saint-Géran…
Des 181 passagers et membres d’équipages répertoriés, 9 personnes seulement survécurent au naufrage. Il n’est pas fait mention des esclaves… Outre les pertes en vies humaines, le naufrage entraîna d’énormes pertes matérielles, le vaisseau ayant à son bord une cargaison de 54 000 piastres d’Espagne destinées à l’économie des îles et des machines pour la première grande usine sucrière en construction, celle de Villebague, à Pamplemousses.
Les survivants furent les bossemans Allain Ambroise et Pierre Tassel, les matelots Thomas Chardron, Jean Scanvrin, Pierre Vergez, Edmé Caret, Jacques Le Guain et Jean Le Page. Le seul passager survivant fut Jean Dromat. Ils déposèrent tous devant le Conseil Supérieur de l’Ile de France et c’est grâce à leurs témoignages que le naufrage du Saint-Géran put être reconstitué dans ses moindres details.
Une seule question reste sans réponse. Laquelle des jeunes filles qui périrent dans le naufrage inspira le personnage de Virginie? Est-ce mademoiselle Mallet, mademoiselle Caillou ou la jeune Jeanne Neizet? Ou les trois à la fois? …
 
Sources: A la recherche du Saint-Géran, de Jean-Yves Blot – SOS Patrimoine 
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