Le froid intérieur d’un hiver tropical – 1e partie

Les migrations ont façonné l’histoire du peuplement de l’île Maurice. À travers un témoignage personnel, Histoire(s) Mauricienne(s) tente de décrire ce mécanisme qui a permis à une si petite nation d’avoir une diaspora aussi étendue.

 

Le plus dur avec l’hiver tropical c’est qu’il vous affecte de l’intérieur. Ce n’est pas le degré élevé d’humidité le caractérisant qui est intolérable. Contre ce froid là un bon coupe-vent et de grosses chaussures suffisent. Non, le plus insupportable avec l’hiver tropical c’est sa nature. Elle dégage une impression d’incompatibilité, relève d’une dichotomie, qui m’ont toujours paru inadmissibles. Et les Mauriciens des plateaux, surtout ceux qui habitent la petite ville grise de Curepipe, savent bien de quoi je parle.

 

J’ai quitté Curepipe, un soir d’hiver au moment où le père de l’indépendance, sir Seewoosagur Ramgoolam, se faisait battre aux élections générales, ce qui le condamnait à une retraite définitive après avoir présidé, pendant plus de deux décennies, au destin d’une petite île à sucre devenu paradis touristique. Mais à Curepipe, la plage et les cocotiers ne font pas partie du décor… Pour me soustraire à la chape de plomb d’un ciel bas et lourd qui ferme l’horizon et confine à la réclusion, je suis parti. Après le Baccalauréat obtenu en 1981, j’avais bien tenté de me faire les pieds derrière le guichet d’une banque commerciale où des générations de jeunes Mauriciens – y compris mon père et ma mère – avaient démarré dans la vie afin de devenir quelqu’un.

 

Mais le comptoir derrière lequel j’étais confiné se transforma rapidement en isoloir. Je me sentais menacé par le regard vide des clients ; la routine des déjeuners de 15 minutes au pain-gâteaux piments ou, seule autre variante, dalpouris-koutia mangues ; le claquement du tampon qui s’élève et s’abat des dizaines, voire des centaines de fois, sur un triangle de papier dotée d’une valeur démesurée ; la contrainte de la cravate obligatoire enserrant le cou du débutant comme un chien tenu en laisse ; tout cela eut raison du peu de motivation qu’il y avait en moi.

 

À vrai dire, je me suis enfui, comme un prisonnier qui s’évade de taule, sans regarder en arrière de peur d’apercevoir la meute des geôliers le prendre en chasse. J’ai fui l’hiver tropical, j’ai fui Curepipe, j’ai fui Maurice, je me suis échappé de l’île. J’ai donc compté mes économies, emprunté de l’argent à mes parents, rassemblé quelques pulls, de grosses chaussettes, des t-shirts et des jeans, fait mes valises, abandonné mon petit frère et pris le vol Maurice-Marignane, via La Réunion. Les économies ont servi à payer le billet d’avion.

 

Mon père avait un ancien associé qui habitait la région d’Aix en Provence. C’est là où le génie de l’adaptation et le sens de la fraternité mauriciens ont fait la différence. Il m’a accueilli dans son appartement des Milles, m’a trouvé un petit boulot dans un magasin d’ameublement. Et il convient à ce stade de ce récit de célébrer cette solidarité mauricienne. Car si l’île, pour de nombreux Mauriciens, a des allures de prison elle a aussi les caractéristiques du nid. Petit mais chaud, un abri propice mais tout aussi éphémère qui ne peut retenir ceux qui se sentent pousser des ailes. Et ils furent, sont et seront très nombreux à prendre leur envol.

 

À un moment de son histoire récente, c’est-à-dire au milieu des années 2000, il y avait environ 250 000 Mauriciens (estimations l’express, 2006), sur une population légèrement supérieure au million, qui vivaient ou s’étaient installés en Grande-Bretagne, en France, en Australie, au Canada, en Italie, en Afrique du Sud ou encore en Suisse et dans d’autres pays à travers le vaste monde. Ces Mauriciens émigrés, installés durablement ailleurs font partie de la diaspora d’une petite nation qui a bien du mal à garder ses élites. Très peu reviennent…

 

Au fil des siècles, Maurice a toujours connu un phénomène d’émigration, probablement aussi durable si ce n’est aussi important en nombre que le mécanisme inverse, celui de l’immigration. Celle-ci, on la connaît, est la base du peuplement. Mais l’émigration ? Des moments phare, douloureux … Après la défaite française de 1810, avant l’indépendance, durant les « années de braise » de la décennie 1970 et à différentes autres périodes plus courtes de la longue histoire du dépeuplement mauricien qui virent partir à tout jamais, ou revenir pour mieux repartir, d’illustres inconnus ou de brillants fils du sol comme Charles-Edouard Brown-Séquard ou Joël de Rosnay, pour n’en citer que quelques-uns.

 

Comme eux, j’ai donc émigré et après Aix et les Milles, j’ai voulu affronter Paris, la métropole de tous les attraits. Là, encore une fois, la fraternité mauricienne a joué. J’ai habité avec un camarade déjà installé dans le 13e arrondissement. Il m’a parrainé pour un job chez Burger King. Puis une autre rencontre m’a amené à bosser, à temps partiel, dans les bars des trains Corail, tout en suivant des cours en photographie, en photojournalisme, en réalisation vidéo. On était dans les années Mitterrand et la France se découvrait une nouvelle jeunesse, de nouveaux idéaux. C’était l’euphorie. Et je me suis laissé gagner par l’enthousiasme, puisque j’ai même cru qu’il m’aurait été possible de décrocher un job au journal Libération rien qu’en allant proposer mes services à M. Serge July, rédacteur en chef réputé du quotidien parisien… Rien n’y fit, cela va de soi.

 

Dépité, je me suis retrouvé dans un train pour Berlin, en plein hiver européen, le vrai, le dur, celui qui ne fait pas semblant, qui vivifie aussi, traversant la Belgique, puis l’Allemagne de l’Ouest, jusqu’à Hanovre et ensuite une partie de l’Allemagne de l’est sous les flocons, recroquevillé sur la banquette au moment du contrôle de la police des frontières, à une époque où le Mur était encore debout mais commençait à vaciller. J’ai donc travaillé pendant plus d’une année dans la capitale du monde libre, grâce à mes connexions chez Burger King, en même temps que je faisais un peu de remplacement sporadique sur des plateaux de tournage de feuilletons télévisés en tant qu’assistant accessoiriste. J’écoutais probablement trop David Bowie et Lou Reed, à cette époque, et j’ai été suffisamment con pour aller frapper à la porte des bureaux de Win Wenders, à Potsdamer Strasse, croyant pouvoir le convaincre d’embaucher un petit Mauricien un peu débrouillard qui est prêt à traverser le monde, gonflé à bloc par sa fascination pour Nastassja Kinski, comme le héros paumé de Paris, Texas. Mais la porte en bois noir massif est tout simplement restée … close malgré mon insistance à appuyer sur la sonnette.

 

(À suivre)

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