Premiers occupants de l’île Rodrigues en 1691, François Leguat et ses compagnons furent incapables d’établir une colonie décente dans l’île. Poussés par le désœuvrement, ils tentèrent la traversée de Rodrigues à Maurice à bord d’une barque…
Le 16 mai 1691, un petit groupe de huguenots français débarqua à l’île Rodrigues pour établir une colonie permanente de refugiés chrétiens protestants. Ils quittèrent Amsterdam, le 10 juillet 1690, sur la frégate L’Hirondelle, sous le commandement du huguenot Antoine Valleau, originaire de l’île de Ré. Le vaisseau était doté de 6 canons et d’un équipage de 10 hommes.
Le groupe était composé des personnes suivantes: Paul Benelle, 20 ans originaire de Metz; Jacques de la Case, officier âgé de 30 ans et originaire de Nerac; Jean Testard, droguiste, 26 ans originaire de St-Quentin en Picardie; Isaac Boyer, âgé de 27 ans, originaire de Nerac; Jean de la Haye, orfèvre, âgé de 23 ans et originaire de Rouen; Jacques Guiguer, 20 ans, originaire de Lyon; Jean Pagny, 30 ans, originaire de Rouen; Robert Anselin, 18 ans, originaire de Picardie; Pierrot, âgé de 12 ans, originaire de Rouen; Francois Leguat, écuyer, âgé de 52 ans et originaire de Bourgogne. Extraits du récit de leur expédition vers Maurice:
« Nous avions déjà passé un peu plus d’un an dans notre île nouvelle et nous étions étonnés de ne voir paraître aucun vaisseau car pour dire toute la vérité, quelques-uns d’entre nous commencèrent à s’ennuyer. Après diverses délibérations, il fut conclu, presque unanimement, qu’après avoir attendu 2 ans entiers des nouvelles de M. Du Quesne, comme cela avait été initialement convenu, s’il ne venait toujours pas de bateau, nous mettrions tout en oeuvre pour tâcher d’aller à l’île Mauritius qui appartient aux hollandais et d’où l’on peut s’embarquer pour aller ou l’on veut…»
«Cette île est à plus de 160 lieues de Rodrigues, ce qui représentait une grande traversée mais, comme on s’était mis l’idée en tête et qu’il semblait avoir un vent dominant soufflant dans cette direction, il fut décidé qu’on entamerait incessamment la construction d’une barque, le mieux qu’on pourrait. Nous n’avions ni goudron, ni cordage, ni ancre, ni boussole, ni cent autres choses nécessaires et près de 200 lieues de mer étaient un grand voyage. Aussitôt dit aussitôt fait, nous devînmes tous les 8, en un instant etsans apprentissage, des charpentiers, des forgerons, des cordiers, des matelots et généralement tout ce qu’il fallut être. Nous avions entre autres instruments une grande scie et une petite. Avec cela nous commençâmes par scier des planches et nous nous servîmes fort heureusement d’une grosse poutre de chêne, taillée en carré et longue de 60 pieds, que la mer avait rejetée quelques temps auparavant sur notre rivage, nous en fîmes quelques bonnes planches mais comme la grande scie ne valait rien, qu’elle rompit même 3 fois et qu’elle était maniée par des gens peu habiles, la plupart des planches étaient d’épaisseur inégale et très mal faites ».
« Nous donnâmes à la barque 22 pieds de quille, 6 de largeur, et 4 de hauteur et nous l’arrondîmes aux deux bouts. Pour le calfatage nous nous servîmes de vieux linges et de cette espèce de jais qui nous servait lieu de goudron et que nous mélangions à la gomme que nous trouvions sur les arbres et que nous délayions avec de l’huile de tortue. Nous fîmes diverses sortes de cordes avec des fils ou des fibres provenant de tiges de feuilles de latanier. Comme ancre, nous nous pourvûmes d’une roche dure qui pesait autour de 150 livres et nous fîmes une voile comme nous pûmes. Quand la barque fut à la mer, on demeura tout surpris de voir qu’elle n’obéissait point au gouvernail et que pour la faire tourner, il fallait se servir d’un aviron ».
Le jour du départ fut fixé au samedi 18 avril 1693. La lune étant à peu près pleine, la mer devrait être haute et il serait par conséquent plus aisé de franchir les brisants. Passer les brisants fut une réussite mais la barque heurta un récif qui déchira la coque, l’eau s’engouffra dans le bateau et monta à vue d’oeil, de plus le gouvernail ne répondit pas. Ils essayèrent désespérément d’écoper, mais sans succès, finalement une manoeuvre avec une rame fit que la barque fut repoussée en 4 minutes de l’autre côté des récifs où elle coula tout d’un coup mais, par chance, ne chavira pas. Ils durent attendre la marée et ramenèrent à pied les coffres à terre en plusieurs voyages. La plupart des biens fut sauvée. Dès le lendemain, ils radoubèrent la barque; après la remontée des flots, ils la ramenèrent à terre.
Le nouveau départ vers Mauritius fut fait le 21 mai 1693; ils y allèrent à la rame vu l’absence de vent et aussi pour suivre les balises, en vue d’éviter les récifs. Ils passèrent les brisants sans problème. Ils ramèrent pour s’écarter de l’île et mirent les voiles; durant les 6 jours suivants, ils eurent des vents contraires et souffrirent du mal de mer. Le huitième jour, une violente tempête arriva et de grandes pluies remplirent la barque qui dût être vidée constamment. La tempête se renforçant, ils eurent à mettre bas la grande voile et gouvernèrent vent arrière avec la trinquette. La tempête redoubla et le vaisseau commença à faire eau. Le lendemain, les vents se calmèrent, le ciel s’éclaircit et, dans la lumière, ils virent un grand cap, le Morne Brabant.
« Sur les cinq heures du soir le 29 mai 1693, soit le 9è jour de notre voyage en mer, nous arrivâmes donc enfin dans une petite baie de l’île Mauritius. Nous entrâmes dans une assez jolie rivière, à marée montante et nous descendirent dans un endroit agréable, au pied d’un coteau tout couvert de grands arbres. Nous étions si étourdis du bateau que nous chancelions comme si nous étions ivres et nous nous laissions tomber, même sans pouvoir résister à nos espèces de vertiges ».
Ils furent rétablis en quelques jours, regagnèrent leur barque et côtoyèrent l’île avec des arrêts sur la côte où ils allèrent se coucher la nuit. C’est ainsi qu’ils abordèrent à la Rivière Noire où ils trouvèrent 3 ou 4 loges habitées par des familles hollandaises qui leur firent un très bon accueil. Le gouverneur Roelof Deodati, qui faisait une visite de la région, les rencontra et, à la vue de la barque, trouva que l’entreprise avait été téméraire. Il leur promit une ancre, qu’ils trouvèrent au port Nord Ouest, en route vers la loge Fort Fréderic du Port Sud-Est.
La suite est connue. Pour une sombre histoire d’ambre gris, Leguat et ses compagnons furent dépossédés de leurs biens et, à partir du 15 janvier 1694, ils furent retenus prisonniers sur un îlot à l’entrée du port Sud-Est, et ceci durant 3 années. De plus, leur barque fut brulée sur ordre du gouverneur. Ils purent quitter Mauritius pour Batavia, sur le vaisseau Suraag, le 6 septembre 1696. De là ils embarquèrent sur une flotte pour la Hollande et arrivèrent à Flessingue, le 28 juin 1698. Leur aventure avait duré presque 8 années.
Histoire Maritime de l’île Maurice, Récits et Anecdotes de Jean Marie Chelin Ce formidable ouvrage en deux tomes, le premier décrivant la période allant de 1500 à 1790 et le second celle allant de 1791 à 1815, est un mine d’informations pour tous les amateurs d’Histoire et d’histoires. |