L’écrivain est un homme pauvre

Nul n’est prophète en son pays. Cet adage prend tout son sens lorsqu’il s’agit des écrivains mauriciens. En effet, les auteurs qui publient localement ont un mal fou à écouler leurs oeuvres, sont très peu, ou pas du tout, lus par leurs concitoyens. Mais cette triste réalité ne date pas d’hier. Dans les années 40 et 50, une période qui vit pourtant l’éclosion de quelques-uns des plus grands noms de la littérature mauricienne, c’était déjà le cas. L’un d’entre eux, probablement le plus illustre et le plus prolifique, en fit l’amer constat dans un article paru dans le quotidien Le Mauricien, intitulé Match et l’Acropole et signé Malcolm de Chazal.

« Robert-Edward Hart me racontait que Le Cycle de Pierre Flandre n’avait trouvé que huit acheteurs. C’est exactement le chiffre de vente de Sens-Plastique, après six mois de vente, en 1947. Je nommerai mes acheteurs : deux amis blancs, deux Indo-Mauriciens, deux Sino-Mauriciens, deux prêtres catholiques.
Il y a des livres qui trouvent preneurs ici, tel celui de M. Pierre de Sornay. L’ouvrage de M. André Decotter, m’a-t-on dit, a été un total succès.Mais je sais que Mme Edmée Le Breton n’a vendu, de ses livres, qu’à peine 4 ou 5 exemplaires. André Masson, avec son Premier Livre des Clefs, n’a trouvé que 6 à 8 lecteurs. Petrusmok, vente: 10 exemplaires; Iésou : 5; Mythologie de Crève Coeur: 6; La Pierre Philosophale: 4; Le Livre de Conscience: 1; Aggenèse: zéro. Et chez le sympathique M. Sénèque, les Match (Ndlr, le magazine Paris Match) et les Almanachs Vermot se vendent par centaines, par milliers. Malim, qui a attaqué l’île Maurice, videra bientôt les poches des Mauriciens.

Dans le domaine de l’art, M. Hugues de Jouvancourt, illustrateur réputé en France comme en Suisse, fait une exposition de ses oeuvres avec Hervé Masson. Vente : néant. Pas une seule toile, des deux côtés. M. Marcel Lagesse, par contre, fait, d’une seule exposition, Rs 10 000. Notons que Hervé Masson a exposé deux fois à Paris, et a eu ses toiles achetées par l’État français, les Municipalités, etc., et a exposé aussi en Angleterre récemment. M. Hugues de Jouvancourt, par contre, a un succès foudroyant comme compilateur des poèmes mauriciens. Au reste, je connais bien des gens ici qui ont trouvé mauvaises les illustrations de son anthologie.

Art musical : récemment, on refusait du monde à des récitals de musiciens mauriciens. À la dernière des virtuoses Robert Soëtens et Suzanne Roche, il y avait à peine 50 auditeurs au Plaza. Tout cela se passe dans l’Athènes « indienne » de M. Thiers…
Qu’est-ce qu’un éditeur ? Un Monsieur qui travaille contre espèces trébuchantes. Qu’est-ce qu’un écrivain ? Par définition, un homme pauvre. Où sont les mécènes pour faire le lien ?

Sait-on qu’il manque de l’argent à Maurice pour rééditer les oeuvres de Léoville L’Homme et de Stylet et pour publier leurs nombreux inédits ? Qu’a récolté la colonie, cette année-ci (Ndlr, 1952), pour ses sucres ? Rs 225 000 000. Il y a quatre ans, on amenait Duhamel en pèlerinage au monument L’Homme, au Jardin de la Compagnie. Quelle ironie ! Il est temps qu’on vende ce bronze au poids pour trouver de l’argent pour L’Homme, l’être spirituel.
Nous avons des sociétés culturelles : l’Alliance Française, le P.E.N. Club, la Société des Écrivains Mauriciens, le Cercle Littéraire de Port-Louis, etc. À quoi servent ces institutions ? À élever le niveau de culture ? Ou à faire des acquéreurs de Match, en série ? Puisque rien n’a changé depuis cent ans, comme l’ont prouvé les envois au « CONCOURS DES SEPT JOURS », aux titres tels que Maman, ma chérie ; Le chien enragé ; La petite fille modèle ; Titine, la tintaine ; Robert le musclé, etc.

Ces sociétés susmentionnées ont-elles pour but de faire des ours savants ou des hommes ?
Et qu’est-ce qu’un homme ? D’abord un esprit. Quelqu’un peut-il dire que nous avons des « esprits » ici, et qui, en même temps, méprisent un Hart, un Léoville L’Homme, une Edmée Le Breton, un André Masson ?
Ah, j’oubliais Marcel Cabon ! Celui-là, sans le sou, a cessé d’écrire, découragé. De toute sa vie, le pôvre, il n’a fait éditer que deux plaquettes. Il écrit pour ses tiroirs, pour les mites qui y sont, et les rats qui n’attendent qu’un soir d’oubli où le tiroir sera ouvert… Cabon est enterré vivant par l’éditeur-croque-mort, vorace d’argent, et qui méprise cet homme.

Mais n’est-ce pas une honte qu’un pays qui regorge d’or, et qui se targue d’esprit français et d’amour pour la France, fasse ainsi mourir ses écrivains sous des montagnes d’or comme dans un grand étouffoir d’indifférence ?
M. Pierre de Sornay, M. André Decotter, M. Lagesse, par quels tours de fortune vous êtes-vous fait tant aimer ! Donnez-moi votre truc, je vous prie. Et je ferai comme Hervé Masson, qui, un beau jour, lassé, s’avisa (comme le peintre Ménardeau qui peignait deux campements à la fois avec l’unique Coin de Mire, et qui sortit riche d’ici), comme Hervé Masson qui s’avisa de peindre des filaos en série sur des chevalets alignés et qui récolta Rs 1 300 pour sa peine, à une exposition monstre que personne ici ne pourra jamais oublier – en un mot, je ferai des chiens enragés, de Robert le Musclé géniaux, afin de remplir ma bourse vide, et d’entrer souriant chez les éditeurs.

Que M. de Sornay, M. Decotter, M. Lagesse, ne prennent pas en mauvaise part ce que j’ai dit. Je ne les assimile pas aux Match. Leur succès est comme les cyclones. Ils ne sont que le centre de l’ouragan : un simple point de minimum d’indifférence. Match est l’essentiel. L’Acropole ? Ce sera le jour où un millionnaire écrira un livre. Et ce seront les pauvres, cette fois, qui seront forcés d’acheter, sous menace de recevoir leur démission. Ce jour-là, l’Athènes de la Bêtise sera complète. »

Facebook