L’épopée de la population dite de « Couleur » de Maurice, par Benjamin Moutou – 1e partie

Occupation Française (1721-1810)

Le terme « Population de couleur » mérite d’être explicité. Aux Etats-Unis le terme « coloured people » est employé pour designer tout citoyen non blanc, cette dénomination fait naturellement référence aux Noirs Américains dont les ancêtres sont originaires du sud du Sahel, c’est-à-dire les Afro-Américains ou Black American. En Afrique du Sud, pays éminemment multiracial et ethnique, les « coloured » ou plutôt les Cape coloured sont le résultat des alliances illicites entre Blancs et certaines tribus Koshians ou encore entres Malais, Indonésiens, Indiens de l’Inde et Européens. Beaucoup d’individus dans les Caraïbes, à Haïti, aux Indes et même à Hong Kong et aux Philippines se réclament d’un ancêtre européen et d’une mère Africaine ou Asiatique. Ce sont des métis ou mulâtres. Le terme métis vient de l’espagnole metisos signifiant généralement le croisement d’un Européen et un Indien. Alors que le terme mulâtre vient de l’Espagnol et signifie à l’origine le croisement d’un cheval et une mule.

A Maurice, si l’on exclut la période hollandaise, aucun recensement durant toute l’occupation Française (1715 -1810) ne fait état de la population dite de couleur. On naît blanc ou noir. Cependant l’abbé Raynal fait mention lors du recensement de 1767 de la présence d’une population libre de 587 individus en sus de 3163 personnes de race blanche et de 15027 esclaves. Cette dénomination se maintiendra jusqu’en 1846 date à laquelle population blanche, homme de couleur, et anciens esclaves seront tous répertoriés sous l’appellation de Population Générale.

Cependant selon Henri Prentout dans son ouvrage sur l’Isle de France sous Decaen, le gros de la population de couleur pouvait se dénombrer chez les affranchis et les noirs libres mais surtout chez les enfants issus des rapports intimes entres blancs et esclaves. De ces rapports sortirent une caste mixte dite « sang mêlé ».

Ce type d’individu tantôt mulâtre ou métis va à la longue se démarquer des esclaves et de leurs descendants comme nous le verrons au cours de cet exposé. Cependant suite à la stratification au sein de la Population Générale le groupe dit Population de Couleur a fini par développer une certaine endogamie dans la société de regards et de mépris basée sur la « bourgeoise de la peau ».

Durant l’occupation française le groupe dit « libres » composé majoritairement des esclaves affranchis et de métis et de mulâtres qui dit l’article 51 du Code Noir « jouissaient des mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres ». Juridiquement les affranchis dits libres « n’ont nul besoin de nos lettres de naturalité pour jouir des avantages de nos sujets naturels dans notre Royaume, terres et pays de notre obéissance encore qu’ils soient nés dans les pays étrangers ; déclarons cependant les dits ; l’ensemble les nègres libres incapables de recevoir des blancs aucune donation entre vif à cause de mort, ou autrement ; voulons en cas qu’il en soit fait aucune. Elle demeure à leur égards, et soit appliquer à l’hôpital le plus prochain. »

Ceci étant, les libres dont le nombre ne cessa de croître au fil des temps finirent par acquérir des biens fonciers et avaient des esclaves à leur service.

Tableau 1

Année Blancs Libres Esclaves % Esclaves Population Totale
1767 3163 587 15027 83 18777
1777 3434 1173 25154 84.5 28761
1787 4372 2235 33832 83.6 40439
1788 4457 2456 37915 84.6 44828
1797 6237 3703 49080 83.1 59020

Source Baron D’Unienville Statisticien

En 1809 un recensement démontre que la population dite « libres » a largement dépassé la population blanche. Il y a dorénavant 7133 libres par rapport à 6227 blancs.

Les libres se répartissent partout dans l’île mais surtout dans la capitale et finissent par avoir des quartiers à eux, dépendant de leur ethnicité. Une majorité d’entre eux sont d’origine indienne soit 34,4 %, 22,5 % Malgaches, 29.1 % des Créoles nées au pays, 10.1 % de Guinéens alors que 2,7 % sont des lascars, marins indiens de foi musulmane. « Les libres sont d’excellents artisans, sont des exploitants agricoles et possèdent des esclaves et sont également des petits entrepreneurs. »

Deux choses à noter pour ce qui est de la condition des libres, c’est qu’ils n’auront pas le droit à des concessions à l’instar de la population blanche. Ils auront à payer rubis sur ongle pour acquérir de bien fonciers. Ensuite ils ne seront jamais conscrits dans l’armée pour la défense de la colonie car l’on se méfie d’eux tout comme les noirs esclaves en tant que révolutionnaires potentiels. (Article X1 Code Noir) Certains seront toutefois recruter dans le détachement des Noirs pour participer à la chasse aux marrons.

Les évènements liés à la Révolution Française allaient consolider leur statut dans un premier temps. Le 21 avril 1791, l’Assemblée Nationale proclama haut et fort que tous les citoyens de la République sont dorénavant libres et égaux. Liberté ! Egalité ! Fraternité sont le leitmotiv de cette révolution et qui plus est, le 4 février 1794, la Convention proclame l’abolition de l’esclavage. Les colonies françaises sont en ébullition. Antérieurement, précisément le 24 mars, un décret a reconnu les droits civiques des Gens de couleur dans toutes les colonies Françaises.

Au vu de l’historien Hossen Jaumeer, c’est durant la période révolutionnaire que les libres auront un début d’accès à l’éducation. Ce désir de scolarisation sera renforcé durant l’occupation britannique avec l’arrivée du Révérend Jean Lebrun dont la mission éducative aura plus d’écho auprès des Gens dits de Couleur qu’auprès de la main-d’œuvre servile comme nous verrons dans un deuxième temps.

Concernant la décision de l’Assemblée Nationale à l’effet que tous les citoyens sont libres et égaux, les libres apprendront avec amertume que ce principe combien sacro-saint résonnait en blanc et non en noir ! En effet malgré le fait que la Convention ait purement et simplement aboli l’esclavage et que tous les noirs des colonies se devaient de facto jouir de tous les mêmes droits que les citoyens français de l’hexagone, les colons de l’Isle de France opposèrent une fin de non-recevoir aux émissaires MM Baco et Burnel venus de l’hexagone pour s’assurer que la décision de la Convention soit mise en pratique. En effet c’était mal connaitre la détermination des colons de l’Isle de France. La colonie fut au bord de l’émeute et le gouverneur Malartic décida que les émissaires devaient vider les lieux car l’armée était aux côtés des mutins.

Auparavant, MM les députés Monneron et de Missy avaient soutenu à l’Assemble Nationale que les Gens de couleur égaux de blancs sous tous les rapports se devaient avoir les mêmes droits. Le député Missy fit un vibrant plaidoyer en faveur de Gens de couleur à l’Assemblée Nationale en ces termes « l’Ile de France est peuplée d’affranchis, de mulâtres et surtout par un très grand nombre de Gens de couleur dont les uns ne portèrent jamais les chaines de l’esclavage et les autres comptent des ancêtres libres au-delà d’un siècle. »

D’autre part malgré le fait que les libres avaient été octroyés le droit électoraux par décret, ces derniers furent déniés le droit d’élire leurs représentants pour siéger à l’Assemblée mais devront par contre choisir s’ils le voulaient deux représentants blancs pour les représenter.

Mais le calvaire des Gens de couleur était loin d’être terminé. Le règne de terreur enclenché par la Révolution Française allait ouvrir la voie à la dictature. Et c’est Napoléon Bonaparte qui devint Empereur des Français en 1803.

Apres la révolte de Saint-Domingue et la prise au pouvoir par Toussaint Louverture, pour calmer le jeu dans cette île en partie française, il abolit l’esclavage mais, contre toute attente, il rétablit l’esclavage à l’Isle de France. Comme pour reprendre cette déclaration de l’empereur « Je ferai ce que la majorité des gens désirent, j’abolirai l’esclavage à Saint-Domingue mais je rétablirai l’esclavage à l’ile de France ». Du coup tous les privilèges et acquis conférés à la Population de couleur furent enlevés ce qui fait dire à Evenor Hitié plus tard « La population de couleur alla dormir libre et se réveilla esclave. »

On connait la suite, après la cassure avec la mère patrie, l’Isle de France fut laissée sans défense. Malgré les demandes répétées d’Isidore Decaen pour un renforcement militaire rien n’y fit. Pour mettre fin aux harcèlements de navires Britanniques en route vers les Indes, la Grande Bretagne prépara un véritable Armada fort de 26,000 hommes de combats transportés en 62 navires de Guerre. Pour faire face à un tel déploiement de force, le General Decaen ne put compter que sur 2000 hommes de combat et quelque 2000 autres réservistes. Naturellement vue les contraintes imposées par le Code Noir, ni le concours des Gens de couleur encore moins celui des noirs esclaves ne fut sollicité. Ceci étant, en débarquant dans le nord de l’île en l’absence de batteries côtières, avec seulement 10,000 hommes, ce fut presqu’une promenade de santé pour les hommes du General John Abercombie, commandant des troupes britanniques.

C’est ainsi qu’une des plus belles colonies de l’Empire français passa aux mains des Anglais en ce 3 décembre 1810.

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