Lorsque le quadricolore est hissé en haut du mât planté au milieu du Champ de Mars, le 12 mars 1968, l’île Maurice peut respirer. Devenue indépendante au prix de longues années de négociation dans la mouvance de la décolonisation d’après-guerre, elle a été secouée, entre les élections d’août 1967 et les célébrations officielles, par des troubles sociaux meurtriers.
Après la Seconde Guerre mondiale, le Colonial Office britannique voulut instituer des administrations indépendantes dans ses colonies et certaines d’entre elles devenaient indépendantes. Le 15 août 1947, l’Inde et le Pakistan devenaient officiellement indépendants.
Après de longues et douloureuses tractations entre colonisateur et colonisés mais plus encore entre les populations elles-mêmes, l’Inde et le Pakistan devenaient indépendantes en août 1947. À peine l’indépendance célébrée, musulmans et hindous s’affrontèrent avec la plus extrême violence. De 1947 à 1950, quinze à vingt millions de personnes se croisèrent dans les deux sens, à travers les frontières des deux nouveaux États, occasionnant au passage d’innombrables incidents meurtriers. Mais les Britanniques se détournèrent des affaires indiennes pour se concentrer sur les colonies d’Afrique, où la transition à l’indépendance fut relativement plus pacifique.
A partir de 1960, la majorité des pays d’Afrique de l’ouest, équatoriale, australe et orientale accédèrent à l’indépendance. Cependant à la suite de la décolonisation, l’Afrique afficha une instabilité politique, un désastre économique et une dépendance à la dette. L’instabilité politique fut provoquée par l’introduction d’influences marxiste ou capitaliste et des frictions permanentes dues aux inégalités entre les races, menèrent à des guerres civiles.
Durant cette période, la petite île Maurice entra elle aussi dans le processus de décolonisation. Une campagne en faveur de l’indépendance fut menée en 1961, les Anglais se disposant à donner une certaine autonomie et, éventuellement, l’indépendance au pays. Dès 1947, le Secrétaire d’État britannique lui avait octroyé une nouvelle Constitution et avait permis la création d’une Assemblée législative, ce qui avait constitué un pas important vers l’indépendance.
En 1961, la situation de la colonie n’était pas brillante. La croissance démographique était galopante et il fallait procéder de toute urgence à une diversification économique. La vie politique était animée par plusieurs partis qui représentaient les différentes tendances en présence mais aussi les différentes catégories de la population. Leurs élus constituaient un gouvernement autonome et les élections de 1963 accouchèrent d’une coalition gouvernementale qui entama des discussions constitutionnelles avec le colonisateur. En 1965, ces discussions qui se tinrent à Londres allaient amener Maurice vers son indépendance.
Élections législatives déterminantes
Mais ce furent les élections législatives du 7 août 1967 qui déterminèrent l’avenir de l’île Maurice. Le scrutin permit de trancher entre ceux qui étaient en faveur d’une île indépendante et souveraine et ceux qui voulaient d’une association avec la Grande-Bretagne. Ces élections se livrèrent comme une bataille, avec des moyens nouveaux, comme la publicité « à l’américaine » qui fit son entrée dans la campagne. Une radio pirate émit même au large des côtes pour tenter de rallier les électeurs…
Face à l’importance de l’enjeu, les journaux n’hésitèrent pas à prendre position. Dans l’Express, créé en 1963, l’éditorialiste Philippe Forget ardent défenseur de l’indépendance, s’enflammait. Il croyait fermement en un meilleur avenir pour une île Maurice indépendante « pour libérer le commerce, rehausser le niveau de vie, pour industrialiser et pour tirer parti de la situation géographique » d’une île Maurice qui aspirait à redevenir la clé de la mer des Indes. L’Express était résolument contre le principe d’association que défendaient les anti-indépendantistes désireux de rester accrochés aux basques de la Grande-Bretagne afin de profiter d’une entrée probable dans le Marché Commun européen. Selon Philippe Forget une association créerait une économie artificielle. Face à lui, André Masson, éditorialiste du Mauricien était « contre une indépendance de façade qui fermera nos horizons et appauvrira les Mauriciens ».
À partir du 29 juillet les partis politiques se succédèrent à la télévision pour présenter leurs programmes. Il faut souligner que la Mauritius Broadcasting Corporation avait été créée à peine un an plus tôt, en 1966. A l’approche de l’échéance électorale, les esprits commencèrent à s’échauffer. Le 31 juillet, le bureau du commissaire de police publia un communiqué dans les journaux appelant les Mauriciens à respecter l’ordre et la paix publics. À travers ce communiqué, G.B. Mc Caffery s’adressait plus particulièrement aux différentes formations politiques qui s’exprimaient dans les meetings publics, un peu partout à travers l’île, dans une ambiance de plus en plus tendue.
Le jour du scrutin, sous le crachin d’hiver, des incidents isolés éclatèrent, plus violents dans la circonscription No 3 de Port-Louis. Ils firent un mort, un homme victime d’agresseurs qui l’avaient frappé à la tête. D’autres incidents éclatèrent à Port-Louis, provoqués par des individus armés de gourdins et de pierres, certains de sabres. Des maisons furent endommagées, et il fallut l’intervention de la Special Mobile Force et de la Riot Unit, notamment à la rue Magon et à Cité Martial.
Lorsque les urnes rendirent leur verdict, le Parti de l’Indépendance, regroupant le Parti Travailliste, le CAM et l’IFB, récolta 454 000 votes, issus principalement des campagnes. Son adversaire, le PMSD, recueillit 341 000 voix d’électeurs essentiellement urbains, notamment de Port-Louis. Quelques grandes figures chutèrent : Jules Koenig à La Caverne, Razack Mohamed à Port-Louis. D’anciens ministres ou députés du gouvernement autonome furent ré-élus, notamment Seewoosagur Ramgoolam et Gaëtan Duval.
Le nouveau gouvernement, désormais souverain en attendant les célébrations officielles qui devaient se tenir six mois plus tard, eut toutes les peines du monde à s’installer, dans un contexte socio-économique difficile, avec une situation mondiale tendue et, surtout, dans une ambiance politique en ébullition, malgré l’issue incontestable des élections. Il adopta un plan d’austérité qui aboutit rapidement au licenciement de 8 000 à 10 000 travailleurs contractuels. Cette décision enflamma l’opposition.
Manifestations et bagarres raciales
Le 2 octobre, des manifestations eurent lieu, suivies de désordres aux rues Desforges et Virgil Naz, à Port-Louis. La police chargea les manifestants, utilisant du gaz lacrymogène contre les jets de pierres. Des barricades furent érigées et des camions municipaux incendiés. Durant la nuit, des magasins furent saccagés et incendiés, certains au cocktail Molotov, un peu dans la mouvance des mouvements radicaux de gauche qui voulaient déstabiliser les démocraties en Europe. Le mot Révolution fut lancé par l’opposition…
Dans les jours qui suivirent, la police procéda à 73 arrestations, des manifestants décrits comme des « young unemployed hooligans ». Le gouvernement envisagea le recours à l’état d’urgence et un appel aux troupes britanniques.
Entre août et décembre 1967, quelque 1 300 personnes choisirent l’immigration, principalement vers l’Australie, afin d’échapper, selon elles, à un engrenage infernal qui menaçait d’entrainer le pays dans la misère et le chaos.
Mais le pire était encore à venir pour la jeune nation, puisqu’au mois de janvier suivant, à quelques semaines des célébrations officielles dont la date exacte n’avait pas encore été arrêtée, eut lieu le plus grand bouleversement de l’histoire de Maurice que l’on appellera plus tard les Bagarres Raciales.
A partir de la mi-janvier des bagarres sporadiques éclatèrent entre des bandes rivales issues de groupes ethniques différents, dans les quartiers nord de Port-Louis. Ces bagarres nécessitèrent l’introduction de l’état d’urgence, le 21 janvier. Elles firent officiellement 29 victimes, beaucoup plus selon les observateurs… À Port Louis, des centaines de maisons furent saccagées et une large partie de la population des quartiers nord de la capitale dut se réfugier dans les villes des Plaines Wilhems. L’état d’urgence fut maintenu jusqu’au 13 février.
Puis, peu à peu, le calme fut rétablit. La date du 12 mars fut annoncée pour les célébrations, en présence de délégations étrangères mais en l’absence de la princesse Alexandra, la représentante de la reine d’Angleterre, une absence due a la situation tendue dans l’île.
Les Mauriciens mirent du temps à se ressaisir… Le jour de l’indépendance, ils étaient cependant nombreux au Champ de Mars, plusieurs dizaines de milliers, 100 000 selon la presse, malgré le boycott de l’opposition parlementaire et la décision de la mairie de Port-Louis de ne pas participer aux célébrations, en mémoire des victimes des bagarres du mois de janvier précédent…
Le 12 mars 1968, lorsque le quadricolore arriva en haut du mât, un nouveau jour se levait sur la jeune nation mauricienne. Mais les plaies mirent du temps à cicatriser et certaines d’entre elles sont encore vives, 49 ans après…