Dans Hier encore, souvenirs et anecdotes, Karl Mülnier dresse le portrait d’une île Maurice désuète mais dont les images restent obstinément présentes à nos mémoires.
J’étais encore très petit, c’était vers 1932, un jour de liberté comme les autres. Je ne savais pas encore qu’un jour il y aurait l’école. J’étais assis avec mon Grand-père sous la varangue de sa vieille maison du XIXe siècle au No 1 de la rue Malartic, à Rose-Hill. Autour s’étendait le magnifique jardin. Il m’a attiré doucement vers lui et m’a dit tout bas : « Tu vas venir avec nous, avec Grand-mère. Nous irons dans une grande salle, toute obscure, voir de belles images. On verra des animaux, beaucoup d’animaux dans un grand pays. On va les entendre aussi, par moments. Il y en aura un qui fera Ouuuuuuuu et il ne faudra pas avoir peur ou pleurer ». Il s’agissait du rugissement d’un lion.
Le film que nous devions voir avait pour titre : L’Afrique vous parle. C’était l’un des premiers grands « films documentaires », des débuts du cinéma qui passait au Cinéma Hall de Rose-Hill ces jours là. Pour la première fois on pouvait voir des gens et des animaux de pays éloignés, autrement que figés dans des gravures. À l’entrée un monsieur nous a accueillis puis accompagnés à l’intérieur. La salle était comble.
Avant le film il y a eu Les actualités cinématographiques. Je me souviens d’une course d’athlétisme qui a duré un bon moment. De temps en temps on voyait les mouvements des coureurs au ralenti.
Il s’agissait sûrement d’un événement important, peut-être les jeux olympiques de 1932.
On a vu aussi des avions.
J’ai gardé en mémoire quelques scènes du film : Celle d’un pygmée lançant avec un tout petit arc, des flèches qui allaient se piquer, toutes l’une après l’autre, dans le tronc d’un arbuste. Des antilopes courant à toute allure en faisant des bonds énormes. Un lion ouvrait la bouche toute grande mais je ne l’ai pas entendu rugir. Il y avait aussi des girafes mais je n’en suis plus sûr. Un homme tournait la manivelle d’une caméra. Je ne crois pas que le film était sonorisé, autrement j’aurais entendu le lion.
Je n’ai pas eu peur et n’ai pas pleuré. Merci Grand-père de m’avoir emmené !
Quelques temps après, avec ma mère, encore au « Cinéma Hall », j’ai été voir ce film où chantait le célèbre ténor Jan Kiepura. Il avait pour titre : Tout pour l’amour. J’allais alors déjà à la petite école.
Son triomphe dans le film était : Ninon, quand tu me souris. Lequel a été aussi celui de nombreux chanteurs mauriciens grands et petits. L’un d’eux, que j’ai vu et entendu, imitait même l’accent du maître qui était polonais. Ce qui inaugurait une longue liste d’imitateurs en tous genres. J’en ai bientôt, moi-même, retenu l’air et je le sifflais volontiers.
Je me souviens particulièrement de Koenigsmark, avec Pierre Fresnay et de Le roman d’un jeune homme pauvre, avec Pierre Fresnay, Marie Bell et André Baugé. Fernandel faisait ses premiers pas à l’écran.
Il y a eu aussi les actualités, filmées sur les lieux mêmes de l’évènement. Par exemple sur la guerre civile en Espagne de 1936 à 1939 et puis, quelques mois après, celle de 1939 à 1945. Le cinéma devenait un mode important de l’information et un mode de vie.
Mon dernier film dans ce Cinéma Hall, vers 1970, a été, comme de juste : Autant en emporte le Vent qui repassait encore une fois après des années.
Le Cinéma Hall de Rose-Hill a été la première « grande salle » de Cinéma à Rose-Hill. Elle était située sur la route royale à une centaine de mètres de l’église de Notre-Dame de Lourdes. Devant la salle il y avait un gazon d’un diamètre d’une trentaine de mètres. Autour du gazon était la voie d’accès.
Il a été l’oeuvre de M. Atchia dont on se souvient sous le surnom de « Major Atchia »
L’armature du bâtiment était faite de rails du chemin de fer hors d’usage provenant des Mauritius Railways et qu’un train de marchandises avait transportés, de la Plaine Lauzun à Rose-Hill.
Les parois étaient faites entièrement de tôles cannelées ainsi que la toiture qui était voutée. Au rez de chaussée la grande salle était pleine de fauteuils en osier. C’était les premières. Il y avait deux galeries superposées pour les secondes et les troisièmes.
L’électricité était fournie par le générateur installé en aval de la cascade de Réduit par le Major lui-même.
L’appareil de projection se trouvait dans sa cabine au premier étage. Le faisceau lumineux passait à plusieurs mètres au dessus des spectateurs de première.
Dans cette salle ont été projetés des films muets, puis les premiers films parlant : La Tendresse et Accusés, levez vous dont je n’ai retenu que les noms pour les avoir entendu dire par des adultes autour de moi. Il y avait une ou deux séances en soirée les jours de semaine et le samedi et le dimanche après-midi. Lors de ces dernières la salle était comble. Le Cinéma était au premier plan des activités récréatives à Maurice.
Les films vus faisaient ensuite l’objet des conversations entre amis. Les acteurs avaient leurs admirateurs qui en parlaient avec enthousiasme. De plus les films étaient faits à partir des romans célèbres ou d’évènements à caractère social ou politique, voire historique. De telle sorte que pour un lieu isolé comme Maurice le Cinéma avait une véritable valeur culturelle.
Aujourd’hui on ne peut plus voir, de la route royale, le lieu où se trouvait le vieux cinéma à cause des magasins qui ont été construits devant. Seuls quelques anciens nostalgiques en conservent le souvenir, pour quelque temps encore. Quand ils fermeront leurs yeux, le Cinéma Hall de Rose-Hill, et le rôle majeur qu’il a joué dans la société mauricienne, achèvera de s’effacer de la mémoire collective.
Extrait de Hier encore, souvenirs et anecdotes de Karl Mülnier