C’est l’histoire d’un Mauricien comme beaucoup d’autres, qui rêvait d’ailleurs mais qui n’a jamais pu concrétiser son projet de départ. Tout commence au milieu des années 60, à une époque où Maurice est écartelée entre un profond désir d’indépendance et la peur des lendemains incertains.
D’origine chinoise, Paul C. est issu d’une famille de commerçants portlouisiens. Il habite aux confins de Chinatown. À l’époque, le quartier chinois s’étendait jusqu’à la Route Nicolay et Camp Yoloff. On y trouvait beaucoup de boutiques, de petits restaurants, tenus par des familles sino-mauriciennes, à dix ou quinze minutes à pied de la rue Royale et du coeur de Port-Louis.
Marié, Paul a trois enfants. Comme beaucoup de ses compatriotes, il s’inquiète pour leur avenir, dans une île Maurice rongée par le chômage et les tensions pré-indépendance. En 1961, le Professeur James E. Meade (qui sera plus tard Prix Nobel de sciences économiques) a publié un rapport sévère sur la croissance démographique et l’urgence de diversification économique.
Maurice va mal et le Colonial Office à travers l’institution d’une administration plus autonome, prépare l’indépendance. La vie politique est bouillonnante, animée par plusieurs partis qui représentent les différentes tendances en presence, mais aussi les différentes catégories de la population. Dans l’île, il y a une cassure entre les indépendantistes et les anti-indépendantistes. Les bagarres sont fréquentes, violentes, comme à L’Escalier ou Trois-Boutiques.
Autour de Paul, on parle beaucoup d’émigration. Son père est lui-même né en Chine à peine quelques décennies plus tôt. Un grand nombre de Mauriciens veulent quitter leur île pour un ailleurs meilleur. Paul C. est de ceux-là. Et le destin va lui sourire par l’entremise de deux de ses amis qui lui parlent de la possibilité d’émigrer au … Brésil. Cette destination n’est pas forcément celle que choisissaient les Mauriciens à l’époque. Mais, en ce début des années 60, le grand pays d’Amérique du sud bénéficie d’une aura indéniable.
Le taux de croissance tournait autour de 8 %. Architecture moderniste, bossa nova et football émerveillent le monde. Brasilia capitale fédérale en plein forêt amazonienne avait été inaugurée en avril 1960. La Seleção venait de remporter sa deuxième Coupe du monde d’affilée. Le rêve pour tout immigré.
Paul C. se décide rapidement. Laissant femme et enfants derrière lui, il part en éclaireur. Avec ses deux amis, il s’embarque donc pour le Brésil et sa capitale économique, São Paulo qui est devenue la plus grande ville du pays, devançant Rio de Janeiro. Les trois Mauriciens ne chôment pas et, en parfaits adeptes de la débrouille, ils se font rapidement des contacts. Ils finissent par s’acheter chacun un terrain à São Paulo. Il faut dire que Paul a toujours eu du flair pour les transactions immobilières et il fait une bonne affaire. Au bout de quelques mois, il va donc rentrer à Maurice, son titre de propriété en poche, Il veut d’abord repartir avec sa femme, s’installer, puis, au bout d’une année, faire venir les enfants, lorsque tout sera prêt.
Mais les choses ne vont pas se dérouler comme prévu. À Maurice, la famille de Paul refuse de prendre en charge les trois enfants, en l’absence de leurs parents. Paul est torturé entre son rêve brésilien et sa responsabilité de père. Mais l’amour qu’il a pour ses enfants finit par prendre le dessus et il abandonne l’idée de repartir à São Paulo.
En août 1967, les élections confirment la victoire des indépendantistes qui recueillent 54% des suffrages. Mais le contexte économique reste difficile et les tensions sociales persistent – elles culmineront avec les émeutes de janvier 68 qui firent officiellement 29 morts. En décembre 1967, quelque 1 300 personnes choisissent l’immigration, principalement vers l’Australie. Paul et sa famille ne feront pas partie de cette vague de departs. Au début des années 70, ils émigrent vers… la rue Royale et ses commerces prolifiques où ils finissent par s’installer pour de bon.
Paul C. est aujourd’hui décédé. Mais cinquante ans plus tard, son rêve brésilien dort toujours au fond d’un tiroir, sous la forme d’un titre de propriété. Pour ses enfants, qui sont eux-mêmes devenus parents, la tentation de l’émigration est toujours présente. Car le titre de propriété est toujours valide, même si le terrain est peut-être aujourd’hui occupé par une favela. Le vieux rêve pourrait, un jour, redevenir réalité…
(Cette histoire nous a été racontée par l’un des fils de Paul, qui habite à Port-Louis.)