Publié en 2000, Février Noir est une chronique des émeutes de 1999, depuis le décès en prison du chanteur Kaya, jusqu’aux pogroms de Goodlands et Triolet en passant par les affrontements entre policiers et émeutiers à Roche-Bois et les pillages. Une édition améliorée est en préparation mais en attendant sa publication, en voici un premier extrait …
Des émeutes ont paralysé le pays depuis la mort de Kaya, survenue trois jours plus tôt. Roche-Bois et d’autres cités se sont embrasées. Depuis, elles sont coupées du monde. Port-Louis, d’habitude grouillante de monde et de véhicules, est déserte, “Nu finn vinn marse” dit Eric, un musicien rasta qui habite Chamarel, dans les montagnes de la côte ouest et qui est venu aux funérailles par ses propres moyens. “Si ti ena bis pe rule dan pei, dimun ti pu vini par millie”, estime Eric. Dehors, en dehors du petit stade, les habitants sont massés dans les ruelles de la cité ouvrière, devant leurs maisons rangées côte à côte. Comme si rien ne s’était passé. Mais ce calme est relatif, une trève entre deux combats. Les visages restent graves. “Le calme? Quel calme?”, dit une grosse dame, debout devant une coquette maisonnette en béton, en face du stade. Elle a vécu plusieurs nuits d’angoisse. Le robinet devant sa porte sert à abreuver et à rafraîchir les passants, la gorge asséchée par la poussière rouge. “Si vous saviez comme j’ai eu peur! Je n’ai pas fermé l’oeil depuis trois nuits!” Personne n’a dormi à Roche-Bois.
Et pour comprendre l’angoisse il suffit de faire quelques pas, de sortir de la petite cité tranquille, vers l’autoroute qui coupe Roche-Bois en deux. L’autoroute du Nord, l’axe routier le plus important de Maurice est jonché de débris. Eclats de verre, pneus grillés, barres de fer, branchages, pierres: résultat de plusieurs nuits d’affrontements avec la police anti-émeute. Une foule en colère a mis le feu au poste de police, barré l’autoroute, incendié les voitures de la police et coupé Port-Louis du nord du pays. De l’autre côté de l’autoroute, dans l’autre Roche-Bois, celui de la route Cocoterie, de la route l’Abattoir, le même spectacle… Les affrontements ont été violents et ont même fait un mort: un autre chanteur tué à bout portant, lors des émeutes, frappé par une rafale de chevrotines, tirée par la police anti-émeute.
Des jeunes sont assis au coin des ruelles, à des endroits stratégiques. Déterminés. Ils ont barré le passage avec de grosses pierres, barricades de fortune destinées à freiner l’avancée de la police anti-émeutes. Mais les forces de l’ordre brillent par leur absence. Discrétion, désertion? Les funérailles de Kaya constituent une trève, pour ceux qui se sont affrontés dans la rue pendant deux jours et trois nuits. Mais vigilants, l’oeil sombre, faussement nonchalants, les jeunes lanceurs de pierres de Roche-Bois attendent, prêts à laisser éclater de nouveau leur colère. La tension persiste à Roche-Bois. Bientôt une folle rumeur circule. Accroupis devant un mur, un petit groupe d’hommes palabre. Ils s’interrogent: “On a entendu dire que des Hindous vont venir à Roche-Bois pour mettre de l’ordre”. Le descendant d’esclave contre le petit-fils de coolie: l’affrontement semble inévitable. Cette fois c’est vraiment la guerre. “C’est vrai? Si oui il faut que l’on nous donne des armes pour se défendre”. Rumeur folle et psychose…
15h. Le corps de Kaya est soulevé du cercueil en verre puis lentement transféré par ses frères, ses proches, dans un autre cercueil, en bois celui-là. Hermétique. Une longue procession commence qui transitera par l’église catholique de Notre-Dame de l’Assomption, par Camp Zoulou, le lieu de naissance de Kaya et pour s’achever au petit cimetière adossé aux énormes citernes des compagnies pétrolières installées à Roche-Bois depuis des années. Des centaines de personnes sont là, fans, proches, amis, sympathisants, curieux, voisins… A l’église, le cardinal Margéot dit des choses importantes, dans une ambiance quasi mystique où Rome deviendrait capitale d’une Afrique aux couleurs éthiopiennes. “Les récents événements qui ont perturbé le pays sont des signaux”, dit le vieux prélat devant une foule attentive et recueillie, “des signes inscrits sur le mur: une guerre de sang. Ceux-ci demandent au gouvernement d’ouvrir les yeux et de venir voir où habitent les gens des faubourgs”. La bière est recouverte d’un drapeau rouge-jaune-vert elle passe de mains en mains jusqu’à l’autel. Des tambours résonnent dans la nef. On chante Kaya et Bob Marley. Leurs images sont accrochées aux murs, se substituent presque aux stations du chemin de croix. Il faut combattre la pauvreté, germes des fléaux sociaux que sont la drogue et la prostitution. Le vieux cardinal prend la défense des laissés pour compte. Il interroge: “Quel est le pourcentage de créoles dans le gouvernement?” Un prêtre barbu prend le relais et invoque la paix que Kaya chantait dans ses textes. C’est Philippe Fanchette, le curé de la paroisse. Il psalmodie: “Donne nous la force de construire la paix, l’avenir. Continue de chanter, Kaya”. Mais la prière de Philippe Fanchette ne sera pas exaucée et la paix est encore menacée.
Extrait de Février Noir, de Thierry Chateau – 2000 (édition améliorée à paraître)