1959, le déchirement du premier départ

A travers ce très beau témoignage, Gaëtan Fleuriau Chateau, aujourd’hui installé au Canada nous raconte le déchirement du premier départ, pour tout étudiant mauricien qui quittait son île afin d’aller étudier à l’étranger, le plus souvent en Angleterre.

Le Kilimandjaro était rose : nous le survolions au crépuscule, ce qui nous offrait le spectacle grandiose d’un immense gâteau dont la couleur au sommet ressemblait au glaçage du napolitain mauricien. Je regardais de tous mes yeux et commençais à moins souffrir de l’arrachement. Ce matin-là, le Super Constellation d’Air France m’avait séparé du sol mauricien, en route vers l’Angleterre et l’université. L’image restait en moi des larmes de ma mère et du chapeau que mon père avait enfoncé plus avant sur son front pour cacher les siennes. Je n’en menais pas large non plus et avais pleuré sans honte.

Ce voyage fatidique avait failli finir à peine commencé. Comme je n’avais aucune expérience, j’avais accepté facilement de «rendre service » à un monsieur, que je ne connaissais d’ailleurs pas très bien. Heureusement que le beau-père de mon frère aîné qui travaillait à l’aéroport avait vu la manœuvre : «Qu’est-ce que tu fais ? » me demanda-t-il. (Il avait promis à mon père d’assurer que mon embarquement soit sans problèmes) «  Un monsieur m’a donné une pièce de rechange pour fusil qu’un de ses amis viendra chercher à La Réunion.  –  Malheureux ! Donne-moi ça tout de suite ! Si on t’attrape, tu risques la prison ! » Quand le Réunionnais s’est présenté à notre première escale, il n’a pas été très content que la petite combine n’ait pas réussi, mais moi, je l’avais échappé belle … et pris ma première leçon de vie dans le grand monde.

A la prochaine étape à Madagascar, nous avons reçu des bons pour déjeuner – au moins une heure d’escale. Une de mes cousines préférées et son mari, qui travaillait pour un temps dans la Grande Ile, sont venus me rejoindre. Nous avons passé de bien agréables moments à bavarder. Dès le début, le voyage s’annonçait long. Mais personne n’était  pressé. Les passagers étaient choyés à toutes les escales ; il y avait assez de place dans l’avion pour qu’on puisse dormir, bref, voyager s’avérait un plaisir.

Nairobi venait d’achever la construction de son aéroport, c’était magnifique ! Grand, aéré, propre, très accueillant. C’est après Nairobi que nous avons rencontré le Kilimandjaro et emmagasiné l’image inoubliable – à preuve, plus d’un demi-siècle plus tard, je l’ai toujours dans les yeux.

Nous avons ensuite volé de longues heures au-dessus du désert – fascinant de regarder la lumière baisser graduellement, la nuit s’installer peu à peu, finalement marquée par le scintillement solitaire   de quelque nomade qu’on pouvait imaginer assis devant sa tente. Nous avons atterri à Khartoum vers minuit. Une fois de plus, direction le bar de l’aéroport pour des rafraîchissements. Nous nous sommes installés dehors – il faisait bon : le froid du désert avait tempéré l’atmosphère. La nuit était magnifiquement étoilée. Nous regardions avec admiration les serveurs soudanais dont la haute taille et la démarche majestueuse faisait penser à des princes du désert. A quelque distance, nous avions le spectacle insolite de voiles triangulaires qui fendaient lentement le sable ! Elles étaient simplement sur le Nil tout proche ! On aurait voulu rester là longtemps mais la prochaine étape nous attendait : Rome ! avec toute la fascination qu’évoque ce nom ! J’y ai vu de loin mon ami Michel d’Arifat, séminariste dans la ville éternelle – de loin parce que, cette fois, je ne pouvais  pas passer la barrière des voyageurs en transit. C’était moins relax qu’à Madagascar ! N’empêche, nous avons pu avoir quand même une sorte de conversation criée, assez pour qu’il m’invite à le rejoindre l’été suivant en colonie de vacances avec des enfants de Marseille.

Je débarquais finalement à Londres, pas trop fatigué finalement. A la gare m’attendaient mes amis Alain Mathieu et Roland Desmarais. Ils se sont gentiment chargés de mes bagages qu’ils ont trimballés dans le fameux  «tube » londonien. Je découvrais avec plaisir ce métro dont les voitures entraient en gare à toute vitesse, précédées par le souffle puissant annonciateur de leur déplacement. Descendus à la station Russel Square, nous n’avons pas eu loin à marcher pour arriver à leur résidence, London House, où ils m’ont fait entrer clandestinement  à la barbe du portier ! Mon voyage était terminé.

J’allais passer plus d’une semaine à Londres, profitant de l’hospitalité d’Alain, amicalement accueilli par tout le groupe mauricien de London House. Cela m’a beaucoup aidé à surmonter les premières heures difficiles du dépaysement.  La compagnie des amis, toute réconfortante qu’elle fût, ne m’a pas empêché de jeûner pendant plusieurs jours ! En effet, je n’arrivais pas à surmonter les nausées qui s’emparaient de moi dès que j’entrais dans un restaurant. Les odeurs de cuisine auxquelles je n’étais pas habitué me sautaient à la gorge et je ne pouvais rien avaler. Au bout de trois ou quatre jours de ce régime, crevant de faim, j’ai ouvert finalement la porte de la première gargote  (bien  nommée «greasy spoon ») que j’ai trouvée dans le voisinage et j’ai dévoré un horrible petit déjeuner baignant dans la graisse ! J’étais sauvé !

Peu de temps après, je prenais le chemin de Leicester et de mon université.

Les Super Constellation effectuaient la liaison Maurice-Londres, un long vol de plusieurs escales, à Madagascar, en Afrique et à Rome
Les Super Constellation effectuaient la liaison Maurice-Londres, un long vol de plusieurs escales, à Madagascar, en Afrique et à Rome
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